Sous forme de blog, la patiente construction d'un site de ressources sur Mike Oldfield, entrecoupée de points de vues personnels.
Le 7 mai 1979, Mike Oldfield conclue une tournée européenne à Manchester, au cours de laquelle il a joué Tubular Bells, Incantations et son dernier single, "Guilty", avec un groupe de 53 musiciens ! Musicalement un triomphe, la tournée est un désastre financier, en particulier pour Mike Oldfield qui doit assumer lui-même une partie des pertes, et se retrouve au bord de la banqueroute. Au printemps 79, il est donc urgent pour Mike Oldfield et Virgin de sortir de nouveaux disques.
Avant même la sortie d'un album live (Exposed sortira en juillet 1979), Mike Oldfield commence donc à travailler sur un nouvel album solo. Rompant avec ses habitudes, Mike Oldfield s'entoure de nombreux musiciens, y compris pour des instruments dont il ne déléguait pas jusqu'alors les partitions : basse, claviers. Mike rappelle également son vieux compère Tom Newman, pour produire l'album en collaboration avec l'ingénieur du son Kurt Munkacsi(1). Les enregistrements sont effectués à New York, The Manor, Througham et Denham.
Pour construire cet album, Mike Oldfield reprend deux morceaux qu'il avait composés en 1976 et qu'il avait inclus dans la bande originale du documentaire "Reflection"(2).
L'un est repris tel quel : c'est "Woodhenge", morceau brumeux et étrange qui rappelle Incantations, l'album de l'année précédente. La jeune femme chargée des relations publiques chez Virgin dont Mike est fou amoureux depuis fin 1978, Sally Cooper, y joue les cloches tubulaires que l'on entend à la fin du morceau. Le morceau constitue probablement la partie de l'album enregistrée à Thougham, où Mike habite jusqu'à l'été 1979. On peut même supposer qu'en dehors des cloches tubulaires, le reste du morceau est effectivement l'enregistrement datant de 1976.
L'autre morceau que Mike reprend est au contraire totalement retravaillé. Une mélodie langoureuse que Mike jouait au piano dans "Reflection" est reprise avec un tempo rapide sur la guitare électrique et devient la fin du morceau "Platinum" (avant et après les "doo wap" chantés). Pour le motif principal du même morceau, Mike fabrique de nouveau une mélodie basée sur des gammes, telles qu'il les faisaient déjà à la guitare électrique, dans des morceaux tels que "First Excursion" et "Incantations part 3". Il semble qu'il ait surtout développé ce type de composition sur sa guitare favorite de l'époque, la Gibson L6S (que l'on voit dans le live Exposed). Là aussi, s'il reprend ces gammes, c'est les accélérant considérablement pour parvenir au thème principal de "Platinum" : "dadadada-dadada"...
Mike Oldfield insère ces deux morceaux sur chacune des deux faces de l'album que Mike compte appeler Airborn, et qu'il construit d'une nouvelle manière : les séquences y sont plus individualisées qu'avant, et seul un thème y est récurrent (et pas pour longtemps) ; seuls des enchaînements mixés assurent une forme de continuité sur l'ensemble de l'album ; la plupart des morceaux sont marqués par la présence de la batterie, les rythmiques rock et disco(3) ayant déjà été introduites dans "Guilty" fin 1978 et dans l'interprétation live de Tubular Bells au printemps 1979.
Le morceau "Platinum" s'insère dans un enchaînement de quatre autres morceaux courts réunis sous ce même titre.
- il est précédé de l'ouverture "Airborne "("aéroporté"), un instrumental comprenant plusieurs mélodies, dont une, que l'on entend de 3:25 à 3:50, sera reprise pour un autre morceau du disque. Le titre "Airborne" fait référence à la passion de Mike pour l'aviation, d'ailleurs une des raisons de son déménagement à Denham dans le courant de l'année (voir l'article qui évoque l'aérodrome de denham). Dans les toutes premières mesures du disque, on entend une voix murmurer ce qui semble être "Platinum" -la nature du mot prononcé a fait l'objet de débats entre fans sur les forums ;
- le deuxième morceau, "Platinum", est suivi de "Charleston" qui est (comme son nom l'indique) un charleston, c'est à dire une danse très en vogue aux Etats-Unis et à New York dans l'entre-deux guerres. Le rythme a été popularisé en 1923 grâce un morceau du pianiste James P. Johnson appelé "The Charleston", auquel le morceau de Mike Oldfield ressemble un peu ; d'après le Mike Oldfield Reference Guide, la fameuse ligne de basse qui conclut la part 1 de Tubular Bells est reprise dans "Charleston" (à 2:07).
- cette première face est conclue par le morceau "North Star / Platinum Finale", où Mike développe un crescendo sur une base répétitive comme il le faisait couramment à l'époque. Cette base répétitive est reprise du morceau North Star(4) de Philip Glass, où deux femmes psalmodiaient des "I.A.O." en une forme de canon virevoltant. Mike reprend la mélodie à la guitare puis avec des choeurs. Retravaillé par David Bedford, ce choeur est ici massif et sert d'apothéose à l'instrumental de la face 1.
Bien que les quatre morceaux soient bien différents les uns des autres, une production homogène et une tonalité générale disco-rock confèrent une unité à l'ensemble. C'est sans doute cette partie de l'album qui a été enregistrée à New York avec Kurt Munkacsi au pupitre et plusieurs musiciens de studio new yorkais cités sur la pochette : le batteur Alan Schwartzberg et les bassistes Neil Jason et Francisco Centeno.
La deuxième face de l'album est constituée d'un enchaînement de trois morceaux suivi par une chanson isolée. L'assemblage hétéroclite que constituent les trois premiers morceaux n'est pas présenté sous un titre unique.
- Le morceau "Woodhenge", déjà évoqué, se fond dans la chanson "Sally" (morceau disparu des éditions actuelles), chantée au vocoder par Sally Cooper et Mike Oldfield. La mélodie de Sally reprend celle entendue dans le morceau Airborne (3:25 à 3:50). Les paroles sont une déclaration d'amour de Mike à Sally : "Sally, I'm just a Gorilla, I'll say I'll love you ever more". La chanson se termine par une envolée de guitare échevelée et très aigue qui mène tout naturellement au solo de guitare puissant servant de transition/d'introduction au morceau suivant ; ce solo est, comme "Platinum", dans la lignée de ces gammes que construit Mike sur sa Gibson L6-S. On y entend d'ailleurs un passage d'Incantions (part 3, à 3'54), ainsi qu'une esquisse du thème de "Sally", qui aurait donc du être le fil rouge de cet album...
- "Punkadiddle", comprendre Punk-a-diddle, littérallement "le punk (est) une arnaque" est la réponse de Mike au mouvement punk qui avait ringardisé et dénigré les musiciens progressifs et hippies, dont Mike était une des incarnations les plus évidentes. La rancoeur de Mike était de plus décuplée par le fait que Richard Branson avait signé les Sex Pistols en 1977 pour sortir Virgin d'une image trop spécialisée "hippie" (Oldfield, Gong, Tangerine Dream...) en dépensant pour cela les bénéfices gagnés grâce aux ventes de ... Mike Oldfield ! "Punkadiddle" pose, sur une rythmique très typique des groupes punks de l'époque, une petite gigue folklo jouée sur le synthé Roland SH-2000 typique de Mike à cette époque ("Blue Peter", Incantations, la rareté "Passed You By"...).
Les trois morceaux enchaînés sur la face 2 forment un tout un peu plus hétérogène. Ils sont joués par des musiciens qui ont, pour la plupart, déjà accompagnés Mike Oldfield dans sa tournée du début 1979 : ainsi Pete Lemer (claviers), Pierre Moerlen (batterie) et son acolyte de Gong le bassiste Hansford Rowe. Parmi les musiciens se trouve également le batteur écossais Morris Pert, qui débute ici une collaboration de trois ans avec Mike.
Ces trois morceaux enchaînés sont suivi d'un épilogue sous forme d'une chanson isolée, une habitude que Mike avait déjà prise avec "The Sailor's Hornpipe" (Tubular Bells) ou "On Horseback" (Ommadawn).
Pour cette chanson, il fait appel à une chanteuse qu'il vient de découvrir dans un pub de Chelmsford (Essex, à proximité de la maison qu'habitait la famille Oldfield en 1973... un lien ?) et qu'il recrute via son frère Terry. La toute jeune Wendy Roberts se trouve ainsi convoquée à Denham (la nouvelle maison de Mike) en septembre 79, et enregistre "I Got Rythm", une reprise d'une chanson classique/jazz de George Gershwin, restructurée par Mike en slow.
Virgin refusant d'intituler l'album Airborn comme Mike l'aurait souhaité, ce dernier se rabat sur Platinum (platine), en partie pour plaisanter ("Mike Oldfield obtient un disque de platine"), mais aussi "parce que c'est un adorable métal étrange, lourd et s'alliant comme le plomb".
L'album terminé part en pressage et, alors qu'il est trop tard pour retenir les 30.000 premiers exemplaires, Richard Branson fait savoir à Mike Oldfield qu'il ne veut pas de la chanson "Sally", qu'il estime trop loufoque et trop médiocre. Mike, qui compte alors sur le soutien de Virgin pour développer sa promotion aux U.S.A. (l'enregistrement à New York et l'inclusion d'un Charleston allaient dans le même sens), accepte de remplacer la chanson.
Il compose alors rapidement une nouvelle chanson avec Nico Ramsden, le second guitariste de la tournée 1979. C'est sans doute pour cette composition que Ramsden est crédité sur l'album pour des claviers et non pour de la guitare, comme on pourrait s'y attendre en voyant son nom. La chanson, s'insérant entre "Woodhenge" et "Punkadiddle", reprend le tempo de Sally (l'intro reste la même), mais développe une autre mélodie et de nouveaux textes. C'est "Into Wonderland". Wendy Roberts est rappelée pour chanter cette nouvelle chanson, enregistrée à Denham vers octobre ou novembre 1979.
L'album lui-même sort le 23 novembre 1979. Le changement de la liste des morceaux crée une certaine confusion, et nombreuses sont les éditions qui listent "Sally" mais contiennent "Into Wonderland". De même, toutes les éditions CD continuent à mentionner "Sally" alors que ce titre est une rareté, disponible sur seulement 30.000 exemplaires en vinyle et sur quelques bootlegs CD. Enfin, sur les vinyles, le découpage des pistes (l'espacement des sillons) soudait le solo de guitare à "Into Wonderland" et non à "Punkadiddle"...
La pochette est l'oeuvre de Trevor Key (le créateur de la pochette de Tubular Bells et de la forme de la cloche courbée). Comme souvent, la réduction au format CD et le grossissement du lettrage ont amoindri la qualité d'une des plus belles pochettes de 33 tours de Mike, de même qu'ont disparu les photos de Mike, 26 ans, de la pochette intérieure.
Sur l'une des faces de la pochette intérieure, on voit Mike de face, avec le regard droit dans l'objectif du photographe. D'après Sean Moraghan, auteur d'une biographie de Mike Oldfield, ce regard serait typique de Mike Oldfield dans la période 1978-79, après sa thérapie de 1978 (l'Erhard Seminars Training ou EST). Il aurait ainsi mis plusieurs journalistes mal à l'aise lors d'interviews en les fixant de la sorte pendant la conversation...
L'album connaîtra une édition différente pour sa sortie américaine. "Woodhenge" est remplacée par "Guilty", et un deuxième disque contenant Tubular Bells en live est ajouté. Le double album ainsi constitué est renommé Airborn et est décoré d'une pochette différente.
Platinum est un album électrique, rock, rythmé (la batterie est présente sur quasiment tout les morceaux). Le style des morceaux est simple, il se rapproche plus des petits morceaux folks que Mike avait enregistré ça et là dans les années 70 que des grands instrumentaux complexes et angoissés d'avant 1979. Il en ressort donc le sentiment d'une oeuvre plus lumineuse et positive. Pourtant, les inspirations sont de la même période que celles d'Incantations. L'écoute de la version primitive du deuxième thème de "Platinum" sur "Reflection" montre bien comment un même thème peut, selon son traitement, avoit le style d'Incantations ou de Platinum. C'est donc un album qui illustre bien la transition de Mike Oldfield de sa période progressive/symphonique à sa période pop/rock instrumentale.
C'est un album de Mike Oldfield facilement accessible, ce qui en fait une introduction possible à sa discographie. Nettement moins produit et arrangé que d'autres, il a une spontanéïté très "live" et, en cela, il n'est pas spécialement représentatif d'Oldfield. Mais il fait la part belle à ses guitares et à son inspiration folk-rock caractéristique.
Ma cotation pour cet album : 9/10
Notes :
(1) Kurt Munkacsi avait déjà enregistré "Guilty" pour Mike Oldfield en décembre 1978 à New York. C'est également un collaborateur de longue date de Philip Glass, dont il est l'ingénieur du son privilégié.
(2) Le documentaire "Reflection" a une bande son signée Mike Oldfield. Celle-ci comprend des versions alternatives de passages d'Ommadawn et des versions précoces de plusieurs passages d'Incantations, de même que les morceaux "Woodhenge" et "The Path". Elle comprend en outre quelques morceaux toujours inédits à ce jour.
(3) Le disco est à la mode en 1979. Quelques repères disco : 1976 - A Love Trilogy de Donna Summer et Giorgio Moroder ; 1977 - Stayin' Alive des Bee Gees ; 1978 - les tubes cultissimes I Will Survive de Gloiria Gaynor, Le Freak de Chic et Born to be Alive de Patrick Hernandez ; 1979 - Voulez-Vous de ABBA ; 1979 - Disco-very de Electric Light Orchestra.
(4) North Star est un album de Philip Glass, produit par Philip Glass et Kurt Munkacsi, et sorti chez Virgin en 1977. C'est également le titre du premier morceau de l'album, où deux voix féminines vocalisent des "I.A.O." de façon répétitive.